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J’ai été tué sur internet comme si j’étais un zombie de la série the walking dead

El País 12 FEV2018

 

Dans une interview exclusive, Wagner Schwartz, artiste et auteur de la performance La Bête présentée au Musée d'Art Moderne de São Paulo, Brésil, parle pour la première fois des attaques qu’il a subies, dans lesquelles il a été qualifié de « pédophile ».

Le 26 septembre 2017, le brésilien Wagner Schwartz, 45 ans, était encore un artiste à part entière. Il ouvrait le 35e Panorama de l’Art Brésilien au Musée d’Art Moderne (MAM) de São Paulo, l’un des espaces les plus prestigieux du Brésil, avec la performance La Bête. Cette dernière se base sur le travail de Lygia Clark, l’une des artistes les plus importantes de l’histoire du pays. Depuis 2005, Wagner Schwartz avait déjà présenté ce travail dix fois au Brésil et en Europe. Comme lors des précédentes représentations, ce 26 septembre la performance a bien eu lieu. Pour que La Bête se réalise, il faut que le public cesse d’être spectateur pour devenir acteur. Chaque représentation est différente de l’autre puisque c’est bien le public qui raconte une histoire créée collectivement en manipulant le corps nu de l’artiste comme s’il s’agissait d’une des structures géométriques de Lygia Clark, articulées par des charnières.

Les jours suivants cependant, un cauchemar, qui n’était pas de Wagner, s’est matérialisé.

Un fragment de la performance a été filmé et répandu sur Internet pour créer polémique. Dans la vidéo, une femme et sa petite fille touchent le corps de l’artiste durant la performance, comme tant d’autres personnes dans le public l'ont fait. Mais, sortie de son contexte, la scène a été transformée en ce qu’elle n’était pas. Et Wagner a été qualifié de « pédophile » par des millions d’internautes.

 

En quête de projecteurs et d’électeurs, des politiciens sans scrupules ont produit des vidéos et fait des déclarations condamnant le musée et l’artiste. Des chefs religieux fondamentalistes, la plupart attachés aux églises évangéliques néo-pentecôtistes, ont semé la haine en encourageant leurs croyants à oublier les préceptes chrétiens les plus élémentaires et à condamner l’artiste et le musée comme s’ils étaient « au service de Satan ». Des groupes liés à des mouvements d’extrême droite ont lancé des manifestations devant le musée, avec la participation de personnes anonymes en colère, allant jusqu’à agresser des employés du musée. Internet s’est transformé en une place médiévale où Wagner Schwartz y a été lynché, insulté de « monstre » et de « pédophile ».

L’artiste a dû témoigner pendant près de trois heures au 4e Commissariat de Police de Répression de la Pédophilie. Une enquête a été ouverte par le Ministère Public de São Paulo pour déterminer l’existence d’un crime. La Commission Parlementaire d’Enquête sur la Maltraitance de l’Enfant, du Sénat fédéral, a décidé de saisir cette opportunité pour récolter des voix, grâce à cette version infondée de propagande fallacieuse, convoquant les commissaires de l’exposition, la mère de l’enfant et l’artiste pour témoigner.

Tout d’un coup, Wagner Schwartz est devenu un criminel ; non pas comme l’auteur d’un crime quelconque, mais comme « pédophile », l’une des figures les plus répugnantes de la société. Il n’y a pas de victime, pas de fait, donc pas de crime. À aucun moment, ses lyncheurs, les anonymes et ceux qui se sont montrés en public, ne se sont souvenus qu’il y avait là une personne, avec une histoire, une vie et des émotions. Cela n’avait pas d’importance.

Ce qui importait ?  Manipuler la haine, la marchandise la plus abondante au Brésil aujourd’hui, sous couvert d’objectifs politiques. L’attention a été déplacée de la gravité de cette histoire – et qui se produit encore aujourd’hui dans le pays –, à une menace inexistante. L’astuce est ancienne, largement utilisée dans les régimes totalitaires, comme dans l’Allemagne nazie. Mais il apparait qu’il y a toujours assez de monde pour adhérer aux manipulations les plus triviales. La haine, comme on le sait, est stupide.

Soudainement, le problème n’était plus le président Michel Temer au pouvoir même avec toutes les accusations de corruption, de valises d’argent et de conversations compromettantes. Ni que le Congrès le plus corrompu de l’histoire actuelle ait utilisé de l’argent public à des fins privées, personnelles et particulières dans le l'agence de chantage qu’est devenue Brasília. Ni le fait que les droits conquis par la lutte de beaucoup de citoyens soient rapidement effacés de la vie des Brésiliens. Ni le chômage, ni le manque de perspectives. Pas du tout.

Les milices de la haine, au service d’elles-mêmes et de certains politiciens, ont créé une fiction et des millions de personnes ont oublié de raisonner, s’en tenant au lynchage et en produisant des preuves contre elles-mêmes. Cela vaut la peine de rechercher au travers de quels chemins, objectifs et subjectifs, il est devenu possible de convaincre tant de gens de croire en une fiction de mauvaise qualité, car totalement invraisemblable, comme celle vécue par le Brésil où des pédophiles seraient accueillis dans des musées et des expositions d’art.

La catastrophe est telle que, à partir de l’adhésion commune à cette fiction, au moins une véritable victime aura été créée : Wagner Schwartz.

Qui répondra de ce qui a été fait de sa vie ?

Wagner Schwartz a reçu 150 menaces de mort pour quelque chose dont on a inventé les faits. Il ne pouvait plus marcher seul dans la rue. Pour en imaginer les effets, il vous suffit de faire l’exercice de vous mettre dans sa peau pendant quelques minutes et de penser à ce qu’il adviendrait de votre vie, ainsi que de votre famille, si du jour au lendemain on inventait que vous aviez commis un acte de pédophilie ; si votre visage était sur les réseaux sociaux doté de la banderole la plus terrible : « pédophile ». Il ne faut pas beaucoup d’empathie pour imaginer l’effet de cette dimension. Et pourtant, beaucoup ont oublié cet exercice fondamental de l’humanité et sont devenus protagonistes et complices de la violence dont il a souffert. Cette violence-ci est vraiment criminelle.

Dans les jours qui suivirent, rien ne se tarit. Il ne suffisait plus de le transformer en pédophile. Ils ont réussi à le tuer sur internet, par coups de fausses informations. Dans une version, il s’était suicidé. Dans l’autre, on l’avait battu à mort. Qui est capable d'imaginer lire sa propre mort dans un article sur internet ? Comment cela pouvait-il être vécu par son entourage ? Comment vivre alors que tant de personnes vous tuent à répétition ?

C’est en 2005 que Wagner Schwartz décida de créer cette performance, tombant à Paris sur l’une des figures géométriques de Lygia Clark logée dans une boîte en verre. Comme il l’annonce dans cette interview, il a voulu sortir la « Bête » (« Bicho » en portugais et également le nom original de l’œuvre) créée par l’artiste brésilienne, pour que l’œuvre redevienne ce qu’elle est. En septembre 2017, au Brésil, Wagner Schwartz a découvert ce qui se produit quand un corps ose sortir de la boîte, du placard, dans un pays enclin à la haine et au fondamentalisme, dans un pays de lyncheurs.

 

Il a été brutalisé. Mais il refuse d’être soumis, transformé en objet sans voix. Wagner continue de croire que la plus importante des réponses est celle de persévérer dans son travail.

Cette année, le Festival de Théâtre de Curitiba invite à une réflexion – qui est aussi une action – sur les différentes attaques à l’encontre de l’art. Wagner Schwartz, Elisabete Finger, artiste et mère de l’enfant qui a participé à La Bête au Musée d’Art Moderne de São Paulo, Maikon K, artiste arrêté à Brasilia lors de la présentation de ADN de DAN, performance dans laquelle son corps devient nu, et Renata Carvalho, actrice attaquée pour la simple raison d’être transgenre et d’incarner Jésus-Christ au théâtre.

La campagne sociale et politique contre l’art et les artistes n’a rien d’innocent. Elle invente une justification « morale » et génère un soutien populaire pour poursuivre la réduction des investissements dans la culture. Le secteur culturel, historiquement en nécessité de soutien financier, est aujourd’hui dans une situation désespérée.

Le moment vécu par le pays est tellement grossier que, au lieu d’espérer un appel de la population à l’exigence d’un soutien renforcée pour la culture, une partie des citoyens attaquent l’art et les artistes, ce qui revient à réclamer le rétrécissement de sa propre vie et celles de nos enfants. Moins d’investissement dans les arts et la culture ne fait que réduire son accès – et accroitre la méfiance et la peur de l'inconnu. La stupidité provoquée par le mal vit des jours de gloire au Brésil, grâce à la collaboration active d’une partie de la population.

Dans cette interview, Wagner Schwartz, chorégraphe résidant entre Paris et São Paulo, parle pour la première fois de la violence qu’il a subie, une violence dont les effets sont loin d’être terminés. Entre les premières questions, envoyées par e-mail, et ses premières réponses, deux mois et demi se sont écoulés. Ce qu’on lui a fait a eu un effet brutal sur sa vie, son corps est en souffrance. Quand il aborde le sujet, des parties de son corps tremblent. Chaque mot semble déchiré. Pour qui est réduit au silence en devenant un objet de haine, parler devient un acte douloureux. À la veille de cette publication, sa voix est devenue rauque, saccadée, et va parfois jusqu’à disparaitre.

Même ainsi, Wagner a fourni l’effort du geste, celui de croire qu’il est encore possible de vivre ensemble et de dialoguer dans le Brésil d’aujourd’hui.

Comment est née cette performance ? Et comment parler de votre relation avec cette œuvre de Lygia Clark ?

En 2005, j’ai été invité à présenter, à Paris, dans le cadre de l’Année du Brésil en France, ma première performance Transobjeto, créée dans l’ancien programme Rumos Danse Itaú Cultural à São Paulo.

En visitant les galeries de la capitale française, je suis tombé sur l’une des sculptures de Lygia Clark, appelées Bichos, exposée dans une boîte en verre. Elle était en métal, plus grande que mes mains. Elle avait environ huit faces, plates et pointues comme des cols de chemise, vieillies par le temps. En France, Bichos se traduirait par Bêtes.

A leur création dans les années 1960, les Bêtes permettaient l’articulation des différentes parties de leurs corps par leurs charnières. Une fois exposées, elles ne remplissaient leur fonction d’œuvre d’art qu’à la participation du public. En 2005, en voyant une Bête coincée, je lui ai promis comme à moi-même que j’allais sortir son corps de cette boîte en verre, pour que la relation entre l’objet et les personnes soit renouvelée.

Lygia Clark disait qu’une Bête était un organisme vivant, une œuvre essentiellement active. Entre le public et elle s’établissait une interaction totale, existentielle. Dans leur relation, on n'y trouvait aucune passivité que ce soit de la part du public comme de l’objet. Lors de ce contact, une sorte de corps-à-corps se produit entre ce que Lygia Clark nomme « deux entités vivantes » : la Bête et la personne qui la plie et déplie.

Les Bêtes n’ont pas été conçues pour être observées, mais pour être manipulées. Lygia Clark considérait alors l’action des personnes qui forment un public aussi important que ses sculptures, car cette action fait partie intégrante de celles-ci. Lorsqu’une Bête est enfermée dans une boîte en verre, l’action du public est ignorée, une partie de l’œuvre est ignorée, une partie de la Bête est ignorée.

Face à cela, je me suis senti emprisonné. J’avais besoin de trouver un moyen de transformer le sentiment d’être enfermé. Il aurait pourtant été impossible de « libérer » cette sculpture de la boîte en verre, puisque je n’avais accès à aucun original. Pour que leurs mouvements reviennent, pensais-je, je devais alors devenir moi-même une Bête. J’ai acheté une réplique en plastique et j’ai créé la performance La Bête.

Selon Lygia Clark, ces sculptures ont un caractère organique. Les charnières qui unissent leurs plans ressemblent à une colonne vertébrale. Lorsqu’on lui a demandé combien de mouvements une Bête pouvait faire, elle répondait : « Je ne sais pas, vous ne savez pas, mais elle le sait ». Lygia Clark a créé une relation symbolique entre les articulations de l’objet et celles du corps humain. J’ai imaginé que, sur le plan artistique, il pourrait être intéressant de donner vie à cette association.

Dans La Bête, j’ai la réplique d’une Bête (Bicho) dans mes mains. Je mets cette réplique sur le sol. Je m’agenouille, m’allonge, m’assois à ses côtés. Je plie et déplie ses extrémités en silence. Après un certain temps, comme sans désir de continuer à la manœuvrer seul, je demande au public, jusqu’alors spectateur : « Qui veut essayer ? ». J’offre ensuite mon corps au public, comme la réplique d’une réplique d’une Bête de Lygia Clark.

Dès lors, La Bête n’existe que si le public participe ?

Oui. Une personne après l’autre entre sur scène. Le spectateur devient un participant. Les premières minutes, certains testent la flexibilité de mon corps. Certains croient qu’il peut prendre des dimensions que leurs propres corps n’ont pas. D’autres y voient des limites. Les participants me plient, me déplient, me rétrécissent et m’étirent. Au fil du temps, certains croient qu’ils sont comme moi et prennent soin de moi : ils me font des massages, ils mettent mon corps dans des postures de relaxation, ils me serrent dans leurs bras. D'autres posent des défis, en pensant qu’ils ne sont pas comme moi : ils positionnent la Bête que je suis devenu à ce moment-là dans des postures complexes, stimulantes, puis parfois me laissent tomber.

Pour que La Bête se réalise, il est important que les personnes présentes dans la galerie ou le musée soient prêtes à repenser la place du spectateur. Une place qui, paradoxalement, est impraticable dans cette performance. Certaines personnes interviennent pour manipuler les « charnières » de la Bête humanisée. D’autres se tiennent à l’extérieur et, de la même manière, agissent sur les actions qui se produisent, lorsqu’ils les commentent entre eux.

On peut aussi abandonner la performance. Personne n’est obligé d’en attendre la fin. Et, comme La Bête est faite par le public, ces derniers peuvent toujours proposer la fin de l’action en cours.

La Bête met en évidence la culture de l’autre, sa façon de s’exprimer. Après sa présentation au MAM, dans le Parc d’Ibirapuera, à São Paulo, la performance a continué à être articulée et déployée, mais d’une manière différente de celle proposée par Lygia Clark et moi-même. La Bête est sortie de tous les espaces artistiques et a continué, dans ces autres articulations, à montrer la culture des gens qui plient, déplient et replient une performance et qui, dans ce cas, n’y ont pas assistée.

Pourquoi la « bête » se déroule-t-elle différemment de ce que vous et Lygia Clark aviez proposé ? Les attaques à l’encontre de l’art et des artistes, ainsi que les sens qui lui ont été donnés, ne pouvaient pas être lues comme faisant parties de la performance ou même comme une autre performance de différents groupes qui se sont appropriés de La Bête, même à partir de l’image d’un portable qu’un spectateur/participant a fait et lancé sur Internet ?

L’art est un territoire hors contrôle, mais le fragment de la performance – et non la performance en elle-même – qui a été capturé à partir de notre proposition a été recontextualisé pour manipuler des concepts idéologiques conservateurs tels que « la famille brésilienne » ou « nos enfants ». Cet acte performatif existe aussi comme expérience mais, au lieu d’étendre la relation des personnes au monde, elle provoque le silence à travers l’apologie de la peur. Cet acte performatif ne propose pas d’images émancipatrices. Toutefois, un groupe spécifique de personnes (cf : les plus conservateurs) se l’approprient et réduisent son concept à leurs propres croyances, ne laissant plus aux autres la possibilité de choisir leur propre lecture.

Vous souvenez-vous du moment exact où vous avez été touché par la mère et sa fille ? Comment avez-vous vécu ce moment, avant qu’il ne soit contaminé ?

La performance arrivait à sa fin lorsque j’ai réalisé que deux personnes s’approchaient. Comme mon corps avait été étendu sur le sol par d’autres personnes et mon regard était fixé sur le plafond du musée, j’ai seulement compris qu’il s’agissait d’Elisabete (une amie que je n’avais pas vue depuis longtemps) et de sa fille lorsqu’elles ont toutes deux traversé mon champ de vision. Ce moment était, pour moi, identique au reste de la performance.

Comment avez-vous appris ce qui s’est passé par la suite ?

La même semaine, après la présentation de La Bête, Elisabete, son mari et moi avons convenu d’aller au théâtre. Nous nous sommes rencontrés, avons vu une pièce ensemble. À la fin, je me suis approché d’autres amis dans le foyer et les ai perdus de vue. Dès que je les ai retrouvés, je vis que le mari d’Elisabete était au téléphone, inconfortable. J’ai demandé si quelque chose de grave était arrivé. Elisabete m’a alors raconté qu’une vidéo contenant le bref extrait dans lequel sa fille et elle participaient au spectacle au MAM avait fait le buzz sur Internet sans cacher son visage ou celui de sa fille. J’étais dévasté, très inquiet pour la famille, pour la protection de l’enfant, supposant les graves problèmes surgissant dès lors qu’une performance est retirée de son contexte et répandue massivement. J’ai annoncé mon soutien pour tout ce dont ils auraient besoin.

Comment vous sentiez-vous à ce moment-là ?

Nous avons appelé deux taxis. Elisabete et son mari sont rentrés chez eux. Quant à moi, je me suis rendu à la fête d’une autre amie. Sur le chemin et via les mises à jour de mon téléphone, je reçois beaucoup de courriers haineux, envoyés par des inconnus. Dans l’un, on me traite de « pédophile ». J’ai alors fermé les yeux et posé ma tête contre le dossier. J’ai éteint l’appareil. Ma pression est tombée. Le chauffeur m’a demandé si je me sentais bien. J’ai répondu que ça irait bien. J’ai rencontré des amis à la fête et ai partagé avec tout le monde ce qui venait de se passer. Ils étaient étonnés, ils ont assuré qu’ils se mobiliseraient. Je ne pouvais plus rester longtemps avec eux. Dans le métro, j’ai allumé le téléphone et parlé à ma famille. Je suis rentré chez moi et me suis enfermé dans ma chambre. J’ai allumé l’ordinateur. En vérifiant les messages, j’ai compris que ces personnes remplies de haine avaient signalé mon nom et mon œuvre sur les réseaux sociaux, sans me connaître ni mon travail, comme menaces pour leurs convictions politiques et références culturelles. Ils avaient encore produit un malentendu, doté d'une emphase morale, pour créer une nouvelle polémique au Brésil.

Le lendemain, je recevais une photo des trois enfants me tenant la main pendant le salut final de la performance La Bête au festival IC Encontro de Artes (IC Réunion des Arts) en 2017, à l’Institut Goethe de Salvador, Bahia. Encore une fois, une nouvelle image avait été arrachée de son contexte et utilisée à mon insu. Les personnes qui n’étaient pas allés au festival où j’avais présenté la performance se sont convertis eux-mêmes en des haters et ont accusé ce qu’ils ne connaissaient pas.

 

Sur Internet, j’ai été tué, comme on tue des zombies dans la série The Walking Dead. Peu après, ils ont annoncé que je m’étais suicidé – un sujet très discuté, en 2017, après la sortie d’une autre série, 13 Reasons Why. Ils ont personnalisé la violence, en vue de rendre réelle l’intention racontée dans des séries en streaming. Ils m’ont créé des morts, comme autant de scénarios de films. Ils ont rapproché la fiction de la vie offline.

Le sang sur l’écran est comme fait de pixels.

Quels effets a provoqué ce « meurtre » sur l’homme « réel », sur la réalité de son corps, sur Wagner Schwartz ?

C’était comme si j’assistais à mes propres funérailles. Un sentiment de deuil s’est emparé de mon corps. Je ne pouvais pas être objectif dans les jours qui suivirent les attaques. Ma famille et mes amis m’ont aidé à prendre des décisions, des plus simples aux plus complexes : où dormir, comment prendre soin de moi-même. Je ne dormais pas chez moi, car ils pouvaient découvrir mon adresse et concrétiser les menaces que je ne cessais de recevoir. Alors, je dormais chaque jour dans un endroit différent.

C’est curieux de penser que certains puissent me menacer, et je n’avais moi-même aucun droit à une quelconque protection. Des amis m’appelaient en pleurant parce qu’ils avaient appris ma mort sur Internet. J’ai passé beaucoup de temps à répondre aux messages de tous ceux qui me connaissaient pour dire que j’étais toujours vivant. Puisque, si je ne répondais pas, ils auraient cru à ces fakes news. Je luttais chaque jour contre ce sentiment de perte et recevais les soutiens les plus divers. On me demandait si j’allais bien. Je répondais que oui, automatiquement, parce que je devais résister, redéfinir la mort symbolique. Je le fais jusqu’à aujourd’hui. Et il reste encore beaucoup de travail à faire.

Vous ressentiez de la peur, la ressentez-vous encore ?

La peur est quelque chose que je ressens maintenant. J’ai lu un fait divers, je ne sais plus où, sur des parents qui ont sauvé leur enfant de la gueule d’un crocodile. Au moment de l’attaque, ils ne pouvaient pas souffrir ou désister. Tous deux devaient agir, enlever l’enfant de la gueule du crocodile. Et c’est ce qu’ils ont fait. D’une certaine manière, je pense que c’est ce qui m’est arrivé fin septembre. Il était nécessaire de donner une réponse sauvage aux attaques, alors je suis devenu une bête pour me protéger du crocodile qui me dévorait. Tout mon corps s’est raidi. Je ne pouvais plus parler. Aujourd’hui, la peur a ma taille, 1m86. De cette peur qui protège, j’en ai besoin. Mais la peur qui réduit au silence et fait tomber malade, celle-là je vais la combattre.

Il vous a fallu beaucoup de temps pour commencer à répondre à mes questions. Comment vivez-vous à présent le fait d'en parler ?

Justement, il m’a fallu deux mois et demi pour sortir de ce trauma. C’était très difficile de parler peu après les attaques. Les mots m’échappaient et ils me manquent encore. Là je sais que mon discours sera lu sur Internet, grâce cette interview. Ma voix concrète se perd, elle est rauque. Je dois donc m’arrêter, retourner dans mon refuge pour reprendre mon souffle. J’ai besoin d’être calme pour que l’air puisse retourner dans mon corps jusqu’à pouvoir réagir.

Quelle est la différence entre ce qui se produit dans l’espace de la performance, et l’image de son fragment transformé en vidéo virale sur Internet ?

La différence est que dans le musée, il y a une performance d’environ 60 minutes. Dans un fragment, ce qui existe est un bref extrait qui ne peut plus s’appeler performance. Dans un fragment, il n’est pas possible de comprendre le contexte d’une performance. Un extrait, le résultat d’un choix personnel, peut être autoritaire quand il prend la place d’une intégralité qu’il ne montre pas.

Dans un musée, plusieurs personnes regardent ce qui s’y produit en temps réel. Dans une vidéo, celui qui appuie sur la touche entrée ou play n’est plus dans le temps de la performance. Sur la photo, vous pouvez voir seulement une seconde extraite de 60 minutes. Dans le musée, le public construit ensemble le contenu de la performance. Avec un fragment, chaque personne est en contact avec quelque chose qui pourrait être manipulé dans un sens différent de la performance vécue en direct.

Conclusion : ils ont associé La Bête au plus horrible des troubles. Dans la vie publique, on m’a privé de ma sécurité, de celle de ma famille, de mes amis et de ceux qui se sont manifestés en soutien à la performance, au Musée d’Art Moderne de São Paulo et au Goethe-Institut de Salvador, Bahia. J’ai reçu 150 menaces de mort de personnes qui sont libres dans la rue, avec leurs profils actifs sur les réseaux sociaux. J’ai reçu des menaces de robots anonymes.

Il est nécessaire de rappeler que, dans La Bête, qui plie et déplie le corps de l’artiste – qui doit être disponible pour recevoir la commande des participants – sont ceux et celles qui se permettent d’entrer sur scène ou d’en parler. Participer est un choix, pas une condition.

Comment étaient ces menaces ? Pouvez-vous en reproduire quelques-unes ?

J’ai reçu des menaces comme celle-ci : « Je n’aurai aucune de pitié si je te rencontre dans la rue, chien impur et inutile ». Ils m’ont envoyé la photo d’une batte de baseball enveloppée dans du fil barbelé contenant la phrase suivante : « Si un jour tu t’approches de mes enfants... ». Il y avait aussi quelqu’un qui écrivit : « À un moment, quelqu’un te prendra, si ce n’est pas la police, ce sera un vrai père ». Un autre : « C’est inutile, on te retrouvera ». Ou, « Je vais te traquer et je vais t’écarteler. Chaque partie de ton corps. Je vais les jeter dans les rues. Attends-moi ! ».

Ces messages et d’autres centaines ont été déposées, tout comme leurs auteurs, dans un dépôt de plainte. Ils continuent d’en arriver. Je vais probablement recevoir encore plus de menaces après la publication de cette interview. Tout sera déposé.

J’ai aussi été insulté par des gens qui, pour rester dans leurs positions politiques, ont rejoint le mouvement de ceux qui se disent de « bons citoyens », essayant de se camoufler sous le voile du christianisme. Je suis né dans une famille chrétienne et je sais que les chrétiens n’aiment pas le sang. Ce sont les meurtriers qui aiment le sang.

Il y a eu aussi l’intervention suivante d’un homme politique brésilien au Congrès national : « Je voulais lui demander s’il connaît les droits de l’homme. Les droits de l’homme sont un bâton de guatambu (cf : bois latino-américain), que nous avons utilisé pendant de nombreuses années dans les commissariats. S’il connaît la queue du tatou, nous l’avons aussi utilisée dans les bons moments dans nos commissariats. Si ce clochard venait à faire ce spectacle dans L'État de Goiás, il prendrait une telle raclée qu’il ne voudrait plus jamais être artiste, ni plus jamais prendre de douche nu ».

Comment avez-vous vécu le fait de ne plus d’être appelé dans les médias comme « l’artiste Wagner Schwartz » mais « l’homme nu » ?

Quand on m’appelle « l’homme nu » au lieu de « l’artiste Wagner Schwartz » ou « Wagner Schwartz, auteur de La Bête », l’action performative est éliminée et mon existence comme artiste disparaît aussi. Après tout, les hommes sont généralement nus sous la douche, dans les parcs de Berlin, sur les plages naturistes.  Les artistes sont aussi parfois nus dans les galeries, les musées, les théâtres.

Mais, la question ne serait-elle pas plutôt : pourquoi faut-il encore mettre en évidence la nudité présente dans une œuvre d’art, elle-même accueillie à l’intérieur d’un musée ?

Un exemple : je ne pense pas que quelqu’un puisse se référer à Lucio Costa (cf: architecte brésilien ayant planifié Brasília avec Niemeyer) comme « l’homme habillé de Brasília », car dans ce mode d’énonciation deux informations essentielles seraient manquantes – son nom et sa profession –, et une serait excessive – le fait d’être habillé. Peut-être, pour quelque raison que ce soit, on pourrait supprimer son nom et dire « l’architecte qui a planifié Brasília » ou « l’architecte qui a conçu le plan pilote de Brasília ». Dans cette formulation, il serait possible de savoir de qui nous parlons et, pour ceux qui n’ont pas la référence, une recherche sur Google suffirait. Mais si je dis « l’homme habillé de Brasília », puisqu’il ne s’agit pas d’énoncer la personne, mais plutôt la personne qui existe dans son travail, on n’arriverait pas à Lucio Costa.

Par conséquent, l’expression « l’homme nu du MAM » peut créer des images déformées de ce qui s’est passé à l’ouverture de l’exposition. Dire « un homme était nu dans un musée et a été touché par un enfant » est très différent de dire « un artiste, en faisant sa performance, a été touché par un enfant ». La première phrase peut provoquer la peur, le dégoût. La seconde peut générer de la curiosité – après tout, c’est un des attributs de l’art. Matérialiser la connexion personne-œuvre éloigne les fantasmes.

Pensez-vous qu’il y ait eu une manipulation de votre performance pour l’utiliser dans ce moment politique trouble au Brésil ?

Au Brésil, de nombreux artistes ont été insulté de « pédophiles » par des politiciens équivoques et par ceux qui les suivent. Selon un article paru dans le blog Le Club de Mediapart, par Tania Alice, Gilson Motta et Karel Vanhaesbrouck, « pour couper les budgets de l’art et obtenir l’appui moral de la population, le chemin le plus efficace est le dénigrement systématique de l’artiste qui est dépeint comme l’usurpateur, celui qui s’enrichit grâce à l’argent public, le fervent défenseur des « valeurs gauchistes. Il est accusé de tous les maux – ce qui permet de supprimer les subventions étatiques et privées, déjà rares, dédiées aux manifestations artistiques avec l’appui de la population. ».

Quand on relie une action artistique à une incitation à la pédophilie, on ne fait que collaborer pour que le sujet soit éloigné de son sens réel. Cette inversion est le plus grand danger pour la société. La pédophilie est un mot malade, grave, qui ne devrait pas devenir le surnom d’un artiste, ou un Même Internet. La pédophilie est une maladie qui ne se traite pas avec des personnes essayant de fermer les musées, d’agresser leurs employés et, encore moins, en manipulant des images et en les distribuant consciemment.

Qu'est-ce que les attaques que vous avez subies ont changées dans votre vie ?

L’épisode La Bête s'est approché, symboliquement, du phénomène naturelle pororoca (cf : énormes vagues produites à la confluence entre le fleuve Amazone et l’océan atlantique). D’un côté, un flot d’informations déformées, répétées en chœur par de nombreuses personnes conduites par des trolls et des robots. De l’autre côté, des personnes qui ont eu l’occasion de construire une image d’eux-mêmes et de l’autre où tous ont de l’espace pour exister. À la rencontre des deux courants, ma vie personnelle. Pendant ce temps, une force étrange assurait ma santé mentale, comme Caetano Veloso et Louise Bourgeois me l’ont appris.

Dès la première semaine après les attaques, je suis allé voir l’expérimentation scénique Paris is burning, réalisée par Leonardo Moreira, et la pièce Nós (Nous) du Groupe Galpão, mise en scène par Marcio Abreu, au Sesc Pompeia. Je suis allé à l’ouverture de l’exposition Levantes (Soulèvements) au Sesc Pinheiros, au lancement du livre Fabulações do corpo japonês (Fabulations du corps japonais), de Christine Greiner, à la Casa Líquida. J’ai vu la sortie de l’album Momento íntimo (Moment intime) du groupe Porcas Borboletas, à l’Itaú Cultural, ainsi que le spectacle Caetano, Moreno, Zeca et Tom Veloso, au Theatro NET São Paulo.

J’étais dans chacun de ces événements avec le sentiment que ma spontanéité avait été violée. Je ne pouvais trouver cette qualité dans les relations que si je continuais à fréquenter la scène artistique et à persister à créer mes projets.

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », écrivait le poète allemand Friedrich Hölderlin. C’était comme essayer de ranger sa maison pendant un tremblement de terre, avec le soutien par des amis et des inconnus, qui très vite ont gagné mon amitié.

Beaucoup d’entre eux m’ont ouvert leur maison, au Brésil et à l’étranger. Des avocats, des commissaires d’expositions, des politiciens, des médecins m’ont offert leur soutien. De nombreux artistes musiciens, des arts visuels, du théâtre, de la littérature, du cinéma, de la télévision, de la mode, des philosophes ont publié d’importantes réflexions sur La Bête. D’autres, comme des YouTubers, ont fait des vidéos. Des professionnels de la danse m’ont soutenu, à travers les médias sociaux, leurs universités, des lettres ouvertes. Des producteurs m’ont contacté.

Je n’étais pas seul. C’est ce qu’ils m’ont tous dit. Donc je ne peux pas dire que « moi », j’étais dévasté, mais plutôt que « nous » étions attentifs. Nous sommes attentifs.

Comment reliez-vous ce qui vous est arrivé à l'actualité du Brésil (et du monde) ?

Je vis au Brésil et en Europe. Dans les deux cas, je vois des stratégies similaires pour déstabiliser les artistes, les féministes, les militants de la cause noire, la communauté LGBTQIAP+ (Lesbienne, Gay, Bi, Trans, Queer, Intersexe, Asexuel-le/Aromantique, Pansexuel-le, + tous les autres) mais aussi déstabiliser celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans une politique conservatrice et autoritaire. Ces stratégies font partie d’une culture oppressive, qui ne dépend pas de la langue. Elles sont les mêmes et sont enseignés depuis des années dans de nombreuses écoles, familles, dans la vie sociale. Elles ont une tradition.

Lorsque le discours politique est remplacé par le discours moral, il trouve une forte résonance dans les déformations des religions. Le discours moralisateur encourage certains à penser et agir de la même manière, pour ensuite crier les mêmes phrases mensongères dans plusieurs langues : « ils veulent détruire la famille », « ils blasphèment les symboles religieux », « les artistes sont des dégénérés ».

 

Les langues sont différentes, mais les actions sont semblables dans les effets qu’elles produisent. Ce qui change, peut-être, c’est la façon dont la justice fonctionne aujourd’hui dans les différents endroits, et le nombre de personnes engagées dans la répétition d’atrocités.

Comment les attaques contre l’art et les artistes affectent-elles la société dans son ensemble ?

De nombreux mouvements ont pris forme au Brésil depuis septembre 2017, dans lesquels les personnes concernées comprennent que la perte des droits – civils, créatifs – génère un spectre dans la vie de ceux qui écrivent, chantent, dansent, agissent, peignent, sculptent les contextes du monde, ainsi que dans la vie de ceux qui pensent, agissent, s’identifient à d’autres formes de vie différentes de celles idéalisées par le chœur moralisateur.

Le risque de perte de droits ne se limite pas aux auteurs des performances ou aux artistes des expositions attaquées en 2017 au Brésil. Il n’est pas possible d’être politiquement timide ou de croire qu’il y aura des gens qui ne seront pas affectés par des manifestations obscurantistes. Ce qui existe, c’est l’ignorance. Et ceci, oui, dans n’importe quel domaine, doit être mis à l’écart.

 

Comment cela affecte-t-il la démocratie ?

Dans le discours moralisateur, il n’y a pas de souci de démocratie. Ceux qui ne font pas partie du troupeau doivent en être séparés et, à cette fin, on justifie des actes de violence qui jamais ne pourraient être justifiés.

Il faut désenchanter ce mal. Il faut promouvoir un vent contraire aux valeurs standards grâce à des actions sobres, telles que questionner les circonstances de nos critiques et donner de la crédibilité aux contextes, au détriment de la diffamation. Il faut être engagé envers les autres pour empêcher, de quelconque manière que ce soit, la souffrance collective causée par une fausse accusation. Oui, il faut que nous soyons engagés envers les autres.

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Eliane Brum est écrivaine, reporter et documentariste. Auteure des livres de non-fiction Coluna Prestes – o Avesso da Lenda, A vida que ninguém vê, O olho da rua, A menina quebrada et Meus Desacontecimentos, et du roman Uma Duas. Site Web : desacontecimentos.com Courriel : elianebrum.coluna@gmail.com Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum

Pour la traduction de l'article en Français, merci à Louis Logodin, Marie Bationo, Vladimir Igrosanac

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